C’est Sophie, avatar sublime et bienveillant de la sud-africaine Mary Sibande, qui inaugure le parcours de l’exposition© David Raynal
L’exposition Memoria : récits d’une autre Histoire, c’est l’idée d’une mémoire collective composée d’une myriade de récits, d’histoires, de questionnements et d’expériences éparpillées dans nos mémoires individuelles, personnelles, intimes. Elle est ici révélée à travers les œuvres de 14 artistes africaines dont le travail renvoie à la construction d’un tout commun, d’un tout universel, qui renouvelle notre regard sur la création contemporaine issue d’Afrique et de ses diasporas. Lorsque la parole et la mémoire sont oubliées, tues, effacées, ou tronquées, dévoiler un contre récit, faire coexister des histoires plurielles, et révéler les non-dits, devient alors une urgence à laquelle répondent les quatorze artistes invitées dans le cadre de cette exposition.
L’emménagement au sein de la MÉCA en mai 2019, à proximité du centre de Bordeaux et de la gare Saint-Jean, correspond pour le Frac Nouvelle-Aquitaine à un changement d’échelle© David Raynal
Leurs œuvres présentées se démarquent par leur volonté de déplacer les frontières de l’art, de « rassembler les ailleurs » et de montrer la diversité de nos histoires communes individuelles et finalement collectives. Les œuvres sélectionnées explorent la peinture, le textile, la sculpture, la vidéo ou encore la performance. Elles composent un parcours faisant écho à une lecture démystifiée de pans d’histoire et de croyances communément divulgués au sujet du continent africain. À travers cette multiplicité de médiums, les œuvres délivrent leur essence et nous donnent à voir des artistes à la pratique engagée, fortes de leur pouvoir de narration, ancrées dans leurs géographies fluctuantes et dans leur temps. À la taille de son écrin, la MÉCA, Memoria : récits d’une autre Histoire accueille jusqu’au 21 août les œuvres d’artistes encore peu exposées en France : Georgina Maxim, Na Chainkua Reindorf, Enam Gbewonyo, Tuli Mekondjo ou encore Josèfa Ntjam. Elle fera également place aux œuvres d’artistes reconnues de la scène artistique contemporaine telles qu’Otobong Nkanga, Bouchra Khalili, Mary Sibande, Wangechi Mutu.
14 artistes, 26 œuvres et 54 pays
Sophie était le prénom générique donné aux domestiques noirs pour éviter d’avoir à les nommer par leurs prénoms sud-africains.© David Raynal
C’est Sophie, avatar sublime et bienveillant de la sud-africaine Mary Sibande, qui inaugure le parcours de l’exposition, nous invitant à réexaminer l’histoire de son pays à travers son propre récit familial ; celui d’une lignée de femmes fortes et courageuses à qui l’artiste rend magistralement hommage dans un travail mémoriel minutieux (photographie et sculpture à taille humaine modelée sur l’artiste elle-même). « Mary Sibande se saisit de l’histoire de sa propre famille dans laquelle toutes les femmes étaient des domestiques au service des blancs sous le régime de l’apartheid de 1948 à 1991. Sophie était le prénom générique donné aux domestiques noirs pour éviter d’avoir à les nommer par leurs prénoms sud-africains. La sculpture présentée est à l’image de Mary Sibande. Avec sa robe de style victorien, elle donne une forme de majesté à Sophie mais qui garde toutefois tous les attributs de la femme de ménage » expliquent Nadine Hounkpatin et Céline Seror les commissaires de l’exposition et fondatrices de l’agence artness.
De l’intime à l’universel
Ce premier chapitre de l’exposition, De l’intime à l’universel, explore les différents chemins empruntés par les artistes pour écrire leurs expériences personnelles et faire entendre leurs histoires. Aux côtés de Mary Sibande, sont ainsi présentées les « œuvres mémoire » de la zimbabwéenne Georgia Maxim, pièces textile hétéroclites intimement liées à des individus et à leur mémoire, ainsi que les peintures oniriques et profondes de la namibienne Tuli Mekondjo, dans lesquelles se mêlent motifs végétaux, graines, et détails de photographies d’archive issues du patrimoine national de la Namibie.
L'installation de l'artiste nigériane Ndidi DIke dénonce l’impact des lourdeurs administratives sur les migrants. © David Raynal
Les œuvres de l’artiste ghanéene Enam Gbewonyo, montrées pour la première fois en France, constituent un temps fort de l’exposition. Sa performance Nude Me/Under the Skin : The Awakening of Black Women’s Visibility one Pantyhose at a time témoigne de son expérience de femme noire dans un monde qui lui semble consciemment et inconsciemment hostile. C’est le bas nylon de couleur chair, objet intime et courant, que choisit d’utiliser l’artiste comme symbole et vecteur d’inégalité et d’invisibilité. Cette même symbolique du collant se retrouve mise en scène chez la franco-gabonaise Myriam Mihindou qui, avec sa performance filmée en plan fixe, La Robe envolée, nous livre par la parole et par son corps, un récit d’une grande force, empreint de poésie.
Femmes des hauts plateaux
Dans ce projet intitulé Les Princesses, Dalila a effectué des recherches sur la guerre d’Algérie son pays d’origine.© David Raynal
De son côté, Dalila Dalléas Bouzar utilise la peinture pour nous rappeler l’histoire de l’Algérie à travers l’évocation de ces femmes des hauts plateaux du sud de la Kabylie, forcées à se dévoiler durant la guerre d’indépendance. Femmes à qui l’artiste restitue magnifiquement grandeur et puissance à travers une série de douze portraits saisissants. « Dans ce projet intitulé Les Princesses, Dalila a effectué des recherches sur la guerre d’Algérie son pays d’origine. Elle est tombée sur des portraits commandés par l’armée française à un photographe Marc Garanger. Elle a été extrêmement émue et bouleversée par ces regards et a voulu à son tour s’approprier l’expérience contrainte de ces femmes pour tenter de leur restituer leur dignité et leur puissance. Elle les fait figurer sur fond noir, avec un regard pénétrant qui à son tour nous défie du regard, plutôt que d’être défiées par l’objectif de l’appareil photo. Elle les a ornées de couronnes en or pour leur donner ce statut de princesses qui s’interprète non seulement comme une réparation, mais aussi comme une reconnaissance de leur acte de résistance » explique Nadine Hounkpatin.
Foudroyé du regard
© Marc Garanger
Petit retour en arrière. Marc Garanger est un photographe et cinéaste français (1935-2020) connu pour ses portraits en noir et blanc d’Algériennes et d’Algériens, pris entre 1960 et 1962, pour le compte de l’armée française, et pour lesquels il reçoit le prix Niépce en 1966.
© Marc Garanger
Soldat en Algérie de mars 1960 à février 1962, il a eu pour mission de recenser des populations algériennes paysannes et d’aller les photographier dans les villages. L’armée avait en effet décidé que les autochtones devaient avoir une carte d’identité française pour mieux contrôler leurs déplacements dans les "villages de regroupement". Pour faire ces portraits, il devait demander aux femmes de se dévoiler. « Je me suis rappelé les photos de l’Américain Edward Curtis qui avait photographié à la fin du 19e siècle les indiens bousillés par le peuple américain. Je me suis dit que c’était l’histoire qui recommençait. Donc je n’ai pas fait des photos d’identité, mais des portraits en majesté cadrés à la ceinture pour rendre à ces femmes toute leur dignité » avait t-il expliqué à la journaliste de TV5 Monde Camille Sarret, venue l’interroger sur son travail lors de son exposition en 2012 au Centre culturel algérien de Paris pour le 50e anniversaire de l’indépendance de l’Algérie. Dans chaque village, Marc Garanger faisait assoir les femmes sur un tabouret contre le mur blanc de leur maison. Saisies dans leur intimité, les femmes se pliaient aux ordres sans broncher. « A l’exception des plus jeunes qui étaient sans doute plus apeurées, elles m’ont foudroyé du regard. Mais je savais ce que je faisais » se souvient-il encore. En 2004, il retourne pour Le Monde en Algérie à la rencontre des personnes et des lieux qu’il a photographié quarante ans plus tôt. « Il y avait une émotion folle. Toutes les femmes que j’ai retrouvées sont restées dans leur civilisation berbère ! » avait-il enfin expliqué.
Devoir de mémoire
Josèfa Ntjam associe sculpture, photomontage, performance, film et écriture.© David Raynal
La deuxième partie du parcours, Quand la Mémoire fait œuvre politique, interroge la mémoire dans sa dimension critique : la manière dont les artistes s’en saisissent comme méthode de dénonciation notamment dans les domaines de la redistribution et de l’exploitation des ressources humaines, naturelles et matérielles. Les recherches, les travaux et les approches radicales des nigérianes Otobong Nkanga (série de photos tirées d’une performance) et Ndidi Dike (installations multimédia), posent la question latente et actuelle des enjeux sociaux, géopolitiques et environnementaux qu’elles abordent délibérément sous le prisme de l’héritage esclavagiste et de la mémoire coloniale. Ce sont ces mêmes enjeux que l’on retrouve dans le travail de Bouchra Khalili, qui à travers sa série de vidéo The Speeches Series, donne la parole à ceux que l’on pointe du doigt, ceux que l’on met à part, aux travailleurs précaires des Etats-Unis aux migrants et aux déplacés, rendant ainsi audible leur voix, visible leur histoire. Chez la photographe Gosette Lubondo, c’est le devoir de mémoire qui permet une critique libre d’un pan de l’histoire coloniale de son pays le Congo. A travers la série Imaginery Trip II, spectacle muet de la décrépitude des traces du passé, l’artiste parvient à nous faire entrevoir la résurrection d’une mémoire universelle possible.
Na Chainkua Reindorf est une ghanéenne qui vit à New York et qui réinterprète à sa manière la tradition du costume de carnaval dans son essence la plus pure. Pendant la pandémie, des permanences téléphoniques qui permettent de prendre rendez-vous avec un responsable du Frac pour discuter d’une œuvre pendant 20 minutes.© Droits Réservés MECA.
Multitude de nuances
Enfin, le troisième et dernier chapitre du parcours, Fabulations, fictions et autres imaginaires, lève le voile sur un futur créatif, décomplexé, fort d’une mémoire assumée et célébrée. Un dialogue infini se noue entre l’art, les sciences, les nouvelles technologies. Ce sont ces nouveaux langages qu’inventent la franco camerounaise Josèfa Ntjam en créant des récits futuristes dans chacune de ses installations, performances, photomontages ou créations plastiques. De son côté, la ghanéenne Na Chainkua Reindorf - à travers des œuvres sculpturales incorpore des matières organiques, des fils, des perles, le tout tissé, filé, cousu dans un savant mélange d’histoire(s) et de techniques ouest-africaines. L’œuvre exposée a été réalisée dans le cadre de la résidence de l’artiste à Bordeaux au Frac de Nouvelle-Aquitaine. Une résidence impactée par la Covid-19 puisqu’elle a été réalisée entièrement à distance.
Costume de carnaval
Na Chainkua Reindorf est une ghanéenne qui vit à New York et qui réinterprète à sa manière la tradition du costume de carnaval dans son essence la plus pure. Avant sa résidence à distance, elle ne connaissait rien de Bordeaux excepté le vin. Son intérêt a été grandissant quand elle a su que la ville avait participé dans une certaine mesure à la traite négrière. Bordeaux porte d’ailleurs la mémoire de l’esclavage. A l’entrée des bâtiments, nous trouvons par exemple des éléments architecturaux qui ont notamment l’effigie de visages africains en référence au commerce triangulaire. Ce sont les mascarons. Elle découvre alors le mot mascaron qui entre naturellement en résonnance avec le mot masque et mascarade et qui devient bientôt son fil rouge. « A partir de là, elle a créé cette œuvre qui est constituée d’un costume de mascarade de carnaval et a confectionné une série de masques qui font hommage aux mascarons. Elle est aussi tombée sur une histoire assez tragique de femmes africaines qui ont été arrachées de leurs côtes natales pour devenir esclaves. Plutôt que d’accepter ce destin, elles se sont jetées par-dessus bord. Elle a voulu leur rendre hommage en inventant ces costumes et cette série de masques dans laquelle nous allons retrouver ses matières de prédilection, le tissu, les perles et les cauris. Des coquillages que l’on trouveun peu partout sur les rivages d’Afrique et qui servaient jadis de monnaie d’échange. Elle les a suspendus en hommage aux visages africains qui parsèment les bâtiments de la ville de Bordeaux » souligne Nadine Hounkpatin.
Peinture fantastique
La sénégalaise Selly Raby Kane – imagine, quant à elle,une capitale africaine fantasmée dans un film en réalité virtuelle, qui entre en écho parfait avec l’œuvre de Wangechi Mutu et sa peinture fantastique invitant chaque spectateur à décoder le monde à l’aide d’une nouvelle grammaire visuelle. C’est ainsi tout une mythologie peuplée de créatures aux attributs encore féminins, que suscite l’artiste kényane. Une mythologie transgressive dans laquelle le corps féminin est la matrice porteuse des marques du langage et des multitudes de nuances de cultures du monde.
Changement d’échelle
L’exposition Memoria : récits d’une autre Histoire, met en perspective jusqu’au 21 août des œuvres d’artistes africaines encore peu exposées en France© David Raynal
L’emménagement au sein de la MÉCA en mai 2019, à proximité du centre de Bordeaux et de la gare Saint-Jean, correspond pour le Frac Nouvelle-Aquitaine à un changement d’échelle (bâtiment, équipe, projets) et à de nouveaux défis à relever. Logé aux 3 derniers étages de la MÉCA (4e, 5e et 6e) sur un plateau d’exposition de 1 200 m2, la collection du Frac Nouvelle-Aquitaine MÉCA est jugée comme l’une des plus belles collections publiques d’art contemporain. Elle rassemble 1 316 œuvres, tous médiums confondus, émanant d’artistes français et étrangers. En parallèle de la programmation à la MÉCA, le Frac propose plus d’une vingtaine d’expositions en région. L’exposition Memoria : récits d’une autre Histoire est enfin le temps fort du programme régional : VIVANTES ! Cette série d’expositions et d’événements se déployant en Nouvelle-Aquitaine s’intéresse à la représentation des femmes dans l’art, tout en explorant des enjeux liés à l’exposition et la (re) lecture des œuvres d’artistes femmes, qu’elles soient contemporaines ou d’époques antérieures. Initialement prévue de juin à décembre 2020, la Saison Africa2020 voulue par le président de la République Emmanuel Macron a été reportée en raison de la pandémie de Covid-19 qui a frappé le monde entier. A travers ces regards d’artistes conscientes et éclairées, l’exposition Memoria : récits d’une autre Histoire, évoque également le dynamisme de la recherche du travail des femmes dans le champ de l’art, tant d’un point de vue historique qu’actuel à l’échelle du continent africain.
*FRAC : Fonds régional d'art contemporain
* Méca : Maison de l'économie créative et de la culture
*FRAC : Fonds régional d'art contemporain
* Méca : Maison de l'économie créative et de la culture
Durant la crise sanitaire, la Meca est fermée mais elle a des idées !
Pour des raisons sanitaires le musée est fermé mais en attendant sa réouverture, l’équipe du Frac Nouvelle-Aquitaine MÉCA essaye d’exploiter l’exposition de la manière la plus intelligente et sous différentes formes. Pour faire vivre l’exposition à distance dans le respect des gestes barrières, elle a notamment mis en place des petits entretiens avec les artistes qui sont diffusés sur son site et les réseaux sociaux. Elle organise aussi des entretiens avec les commissaires et accompagne également la sortie du catalogue avec Actes Sud. Elle a aussi initié des « Regards sur une œuvre » des capsules vidéos Instagram en direct organisées par des médiateurs qui font des commentaires sur chaque œuvre tout au long de la durée de l’exposition. Jamais à court d’idées, elle a lancé des permanences téléphoniques qui permettent de prendre rendez-vous avec un responsable du Frac pour discuter d’une œuvre pendant 20 minutes. Une Art-line en quelque sorte. La Meca reste enfin ouverte durant cette période de crise sanitaire à des publics professionnels, avec des groupes limités à 10 personnes, notamment pour les étudiants en art et histoire de l’art.
Frac Nouvelle-Aquitaine MÉCA
5, Parvis CortoMaltese
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